CHAPITRE XIX

— Mon seigneur... Mon seigneur !

Des mains le saisirent aux épaules. Un goût de poussière et de flammes dans la bouche, Donal s'aperçut que c'était celles de Sef.

— Mon seigneur, je vous en prie ! Etes-vous blessé ?

La voix de Sef semblait venir d'une grande distance. Même les mains qui étreignaient son vêtement ne lui semblaient pas réelles.

Donal se leva lentement. Clignant des yeux, il essaya de voir Sef.

Se souvenant de ce qui avait provoqué sa confusion, il chercha son couteau à sa ceinture et essaya de le tirer.

Mais il n'y avait plus d'ennemi. Là où Tynstar s'était tenu ne restait qu'une parcelle de terre calcinée, et l'épée.

L'épée, toujours plantée dans le sol ! Ayant retrouvé sa couleur naturelle, la lune baignait la colline de sa pâle lumière. Le rubis enchâssé dans l'or de la poignée brillait dans la nuit.

— Mon seigneur...? murmura Sef.

Donal se leva lentement. Il sentait un reste d'engourdissement dans ses os.

Il ne s'approcha pas de l'épée, mais chercha les autres du regard.

Lorn était debout à deux ou trois pas de lui, secouant sa fourrure pour la débarrasser de la poussière et des débris. Taj volait toujours en cercle. Evan était assis sur le sol, marmonnant des injures. Finn se leva en même temps que Donal. Il alla vers Karyon et posa unemain sur lui au moment où Rowan arrivait.

— Karyon !

Rowan se précipita aux côtés du Mujhar.

Finn ne lui céda pas la place.

En les voyant ainsi, Donal fut frappé par leur étrange air de famille. Les Cheysulis se ressemblaient tous... et certains plus que d'autres.

Ils sont semblables, pas seulement en apparence. Tous deux servent le Mujhar. Finn a peut-être abandonné son statut d'homme lige de Karyon, mais sa loyauté est toujours absolue.

Il vit le regard possessif de Rowan. Non, il n'avait pas pris la place de Finn, car aucun homme ne l'aurait pu. Mais il s'était imposé au côté de Karyon. Donal savait qu'il était indispensable.

— Aide-moi à me relever ! lança le Mujhar à Rowan d'un ton exaspéré.

Finn resta immobile un moment, puis recula d'un pas.

Comme le visage de Donal, celui de Karyon était souillé de cendre. Le front du Mujhar luisait d'humidité ; Donal comprit que la sueur trahissait une douleur intolérable.

Pourtant, il la supporte...

Donal alla vers lui.

— Mon seigneur, comment vous sentez-vous ?

— Comment va-t-il ? rugit Rowan. Regardez-le, Donal ! Et vous, comment vous sentez-vous après ce que Tynstar a fait ?

— Cela suffit, dit Karyon d'une voix rauque.

Il se tenait debout, très droit, refusant de céder à la douleur. Il avait posé une main sur l'épaule de Rowan, comme pour le calmer. Mais Donal vit, à la blancheur de ses jointures, qu'il l'agrippait pour rester debout.

— Tynstar... est parti. Retournons au camp. Demain, je ne doute pas que nous devrons affronter les Solin-diens.

— Il a essayé de nous tuer, dit Donal. Qui vous garantit qu'il ne va pas recommencer ?

— Je ne crois pas qu'il voulait nous assassiner, cette fois. Si telle avait été son intention, l'épée l'en aurait empêché. Elle commence à servir son maître.

Donal frissonna.

— L'épée vous appartient, seigneur.

Debout entre Donal et Evan, Sef tendit le cou pour voir l'arme.

— Est-ce l'épée magique ?

— Que dis-tu, Sef ?

— On raconte que l'arme a en elle de la magie. On dit que ce sera la vôtre, quand ce moment sera venu...

— Assez ! coupa Donal. Tu as mieux à faire de ton temps qu'écouter des absurdités. Retourne au camp, Sef. N'as-tu aucune tâche à accomplir ?

Le visage du garçon s'empourpra. Il jeta un coup d'oeil au Mujhar, puis regarda Donal.

— On dit que cette épée a été fabriquée pour vous...

Les muscles de Donal étaient douloureux, ses tempes battaient, ses yeux brûlaient. Il montra l'épée à Sef.

— Va la chercher, et abstiens-toi de dire des bêtises.

— Non ! Je ne peux pas la toucher !

Donal sentit sa patience l'abandonner.

— Ne sois pas idiot. Qu'est-ce qui t'empêcherait de toucher cette lame ?

— Elle... elle pourrait me faire du mal. C'est une épée magique, mon seigneur. Elle n'a pas été faite pour un garçon comme moi !

— Donal, coupa Karyon, va la chercher. Je n'ai plus de temps à perdre avec Tynstar et ses petits tours.

Le Mujhar descendit la colline avec l'aide de Rowan.

Donal s'approcha de l'épée et empoigna sa garde.

Il sentit aussitôt la puissance courir dans ses muscles. Par les dieux... Est-ce cela qui a permis à Karyon de conserver sa force au fil des ans, alors que son corps s’étiolait ? Cette épée ?

Il la sortit du sol où elle s'était fichée. Elle était immaculée. Aucune trace de cendre ou de poussière...

Dans l'obscurité illuminée par les rayons argent de la lune, le visage de Sef semblait translucide.

— L'épée de Hale, dit-il, n'est pas faite pour les gens comme moi.

— Cette arme, déclara Donal, est faite pour celui qui sait s'en servir.

— Vraiment ? railla Finn. Pourquoi nous a-t-elle protégés de Tynstar, dans ce cas ?

— A Elias, la magie se limite à quelques tours simples et à quelques potions... Je n'ai jamais rien vu de tel ! fit Evan.

Donal regarda l'épée. Le rubis était rouge vif.

— Moi non plus, avoua-t-il.

II ne pouvait plus refuser l'épée. Il se détourna et descendit la colline.

Le pavillon contenait deux paillasses, deux tabourets, un fauteuil, une petite table à trois pieds et deux braseros. La lumière des chandelles conférait à la toile safran de la tente des reflets d'or sombre et d'ivoire.

Donal était assis dans le fauteuil, Lorn affalé devant lui, à demi endormi. Taj était perché sur le dossier de sa chaise. Sur la table, en face de lui, il y avait l'épée. Le rubis ne scintillait plus, mais il n'était pas redevenu noir. C'était un rubis cheysuli normal, sans plus.

— Dans les clans, on dit qu'une épée fabriquée par les Cheysulis a une vie propre quand elle trouve son maître. Mais celle-ci... Elle a été faite pour Shaine, qui l'a donnée à Karyon quand il est devenu le prince d'Homana. C'est son arme depuis des années. Et maintenant, il veut que je la prenne, prétendant qu'elle est à moi...

Evan haussa les épaules. Affalé sur la paillasse, il tenait une coupe de vin.

— Peut-être est-elle à toi. Est-ce si important ?

— Oui. Les Cheysulis n'utilisent pas d'épées.

Evan ricana.

— Alors, à quoi bon les fabriquer ?

— Nous n'en faisons plus, maintenant. Quand Shaine a déclaré le qu'mahlin, nous avons cessé de façonner des armes pour les Homanans... S'il est vrai que Hale a forgé cette épée pour moi, quelle en est la raison ? Je suis cheysuli.

— Et Homanan, ne l'oublie pas.

— Oui, mais aucune partie de moi n'en veut. Je ne veux pas me battre avec. J'ai mon couteau, mon arc, ma forme-lir. Pourquoi désirerais-je une épée ?

— Le fait que tu n'en veuilles pas ne signifie pas qu'elle ne t'est pas destinée, dit Evan.

Donal sourit à contrecœur.

— On croirait entendre un guerrier parlant de son tahlmorra...

— Ma foi, tout homme a un destin. Certains se font le leur. Je ne suis pas cheysuli, mais je reste un enfant de Lodhi, même si je n'en donne pas l'impression.

— Le Père Universel, dit Donal. Est-il vrai que les Ellasiens croient qu'il vous a tous enfantés ?

— Eh bien, il n'a pas exactement couché avec madame ma mère, si c'est ce que tu me demandes. ( Evan sourit et but un peu de vin. ) Mais d'une certaine façon, oui. Lodhi a couché avec une femme humaine : Elias est né de cette union.

Donal regarda de nouveau l'épée. Il se massa pensivement le menton.

— Cette épée est à Karyon...

Il se leva, saisit l'arme et sortit du pavillon. Il ne se soucia pas de la question que lui posa Sef quand il passa devant lui.

La tente écarlate de Karyon se dressait à l'écart des autres. Donal vit qu'il n'y avait pas de gardes.

Pas de gardes ?

Puis il entendit le cri de douleur et d'étonnement du Mujhar.

Il se rua dans la tente, l'épée brandie. Le métal était chaud sous ses doigts. Il sentit le pouvoir se répandre en lui. Il avait presque envie de se battre.

L'épée faisait partie de son corps, c'était une extension de son bras, de son esprit...

— Non ! hurla-t-il quand il vit la silhouette penchée sur Karyon, couché sur sa paillasse.

La lumière d'une bougie se refléta sur la lame et éclaira le visage de l'homme quand il se retourna. Donal vit des cheveux noirs, de l'or... Et des yeux jaunes.

Le coup ne partit jamais. Donal laissa le poids de l'épée entraîner sa main vers le bas.

— Par les dieux, su'fali... J'ai failli te couper la tête...

— Tu l'aurais regretté, je n'en doute pas, dit Finn ironiquement.

Il se redressa. Ses mains étaient vides. Karyon, sur son lit de camp, n'avait pas repris connaissance.

— Que fais-tu ? demanda Donal, inquiet. Quel est le problème avec Karyon ? Oh dieux, dit-il en approchant, il n'est pas mort ?

— Non, lança Finn en regardant le Mujhar. Pas encore.

— Que veux-tu dire, pas encore ?

— Je veux dire qu'il lui reste peu de temps. Es-tu aveugle, Donal, pour ne pas t'apercevoir de ce qui est sous ton nez ?

— Mais... Mais il est si fort... II règne...

— Il est en sursis. Tynstar lui a volé le temps qui lui était imparti. J'en ai repris un peu, mais pas assez... Et, comme toute chose, cela a son prix. Donal, es-tu prêt à être Mujhar ?

— Non ! Non, su’fali.

— N'as-tu rien appris de Karyon ?

Donal regarda l'homme qui gouvernait Homana. L'éclairage soulignait la disparition de sa force. La barbe s'était éclaircie et grisonnait, révélant la ligne de la mâchoire. Les cheveux ne cachaient plus la fragilité de ses tempes. Donal vit les ravages de l'âge, les veines proéminentes, les taches sur la peau.

Mais le pire n'était pas le visage. C'était le harnais qui entourait le torse de Karyon. Fait de cuir épais, il maintenait son épine dorsale parfaitement droite, presque trop. Des sangles passaient par-dessus ses épaules. Les bracelets de cuir, que Donal avait toujours cru être de simples supports, étaient renforcés par du métal.

— Il y a des années, quand la maladie a commencé à déformer son dos et ses épaules, il a fait faire ce corset. Il lui permet de rester debout comme un homme au lieu de ressembler à un arbre foudroyé. Grâce à ça, il peut tenir l'épée que tu viens de rapporter.

Il est en train de mourir. Je le vois bien, maintenant...

— Par les dieux, su’fali, dis-moi que ce n'est pas vrai.

— Je ne te mentirais pas.

Donal sentit le chagrin l'envahir.

— N'y a-t-il rien que tu puisses faire ?

— Je l'ai fait. Je lui ai donné de la racine de tetsu.

Donal pâlit.

— Combien ?

Finn sourit. Un sourire sans joie.

— Assez pour que cela ait un effet. Ça a marché : il se sent mieux depuis le mariage.

Donal frissonna.

— Su’fali... Le tetsu est mortel.

— Vieillir aussi. C'est son choix, Donal. Je ne l'ai pas forcé. Je ne l'ai pas mis secrètement dans son vin. Je lui ai parlé du tetsu et dit quel bénéfice il pourrait en retirer. Il a répondu qu'il prendrait le risque.

— Quel risque ? Le tetsu tue à coup sûr ! As-tu jamais connu un homme qui ait pu s'arrêter après avoir commencé à en boire régulièrement ? Moi pas ! Par les dieux, su'fali, tu l'as précipité dans les bras de la mort !

— J'ai soulagé une partie de sa douleur, déclara Finn. Pour lui, je ne pouvais pas faire moins.

Donal regarda le Mujhar. La santé de Karyon se détériorait plus vite qu'il n'était naturel. Tynstar s'en était assuré. Mais Finn, en une hideuse perversion des services rendus par un homme lige loyal, avait encore accéléré sa fin.

— Combien de temps ? murmura Donal.

— Un mois, deux peut-être. ( Finn regarda son ami. ) Ce que Tynstar a fait ce soir a détruit la plupart des défenses de Karyon. Sa volonté l'a empêché jusque-là de succomber à la douleur ou à la drogue. Maintenant... il ne reste presque plus de temps.

— Est-il au courant ?

— Oui. Il le sait.

Donal ne voulait pas pleurer devant son oncle, qui n'aurait pas toléré une telle faiblesse. II regarda fixement l'épée. Dans sa main, le rubis scintillait. Le lion rampant semblait se déplacer sur la garde.

— Ne lui dis pas que je suis venu, fit-il enfin. Ne lui dis pas que je sais. ( Il tendit l'arme à Finn. ) Raconte-lui que j'ai envoyé un serviteur rapporter l'épée.

Finn prit l'arme des mains de Donal.

— Ja'hai, dit-il. Ja'hai, cheysu, Mujhar.

— Pas encore, dit Donal. Pas tant que Karyon respire encore.

— Il respirera encore quelque temps, dit Finn. Mais il cessera bientôt. Et tu monteras sur le trône.

— Su'fali... ne parle pas ainsi.

— Tu ne veux pas que je dise la vérité ? Tu devras pourtant l'accepter, Donal. C'est pour cela que tu es né.

Donal regarda Karyon. Puis il se détourna et partit.